Venise


C'était en mai, dans l'éblouissement du soleil de midi. Après Ferrare un désordre de chantiers, de zones bétonnées, de bâtiments grisâtres... puis soudain la couleur, triomphante : des lagunes turquoise des deux côtés, le train semblait glisser sur l'eau... des nuées roses au loin, les ponctuations sombres de bateaux de pêche, les premières gondoles, un  ralentissement, enfin l'arrêt dans la cohue de Santa Lucia, la lumière du quai qui nous happa, phalènes émerveillées : nous y étions, muets dans la contemplation, figés d'émotion devant tant de splendeur tout à coup...


Les pétunias violets qui festonnaient les terrasses des restaurants, les façades des palais baroques qui défilaient, chacune se voulant sans rivale, les clochetons coiffés de zinc, embrasés par les rayons du zénith, les jardinets suspendus là-haut sur les toits, gavés de végétation, les mille reflets dansants sur le Grand Canal, tout n'était que couleur, tout n'était que vibration, l'air était d'une transparence de cristal... même les canards étaient ici plus jolis, insoucieux du tohu-bohu des vaporetti et des gondoles.

A la Fenice, en matinée, on donnait La Traviata, les derniers spectateurs accouraient, les portes allaient se fermer. Nous voulions voir le hall, on nous refoula. Regret de n'avoir pas prévu... Mais la lumière nous reprit et nous consola...


Nous l'avons arpentée toute la journée, puis quittée le soir pour une rive plus sereine, au bout du Lido, laissant au loin, derrière le sillage d'écume, les voiles mauves du crépuscule se poser sur les flèches, effacer peu à peu les coupoles et les clochetons, épouser les eaux glauques de la lagune. Seuls des scintillements de plus en plus faibles nous parlaient encore de Venise... Etait-ce un rêve ?


Sur le bateau Jean me montra ses clichés : il avait photographié sans relâche, surtout dans des quartiers moins connus, moins encombrés de marchands de n'importe quoi, de vitrines surchargées de  masques de pacotille et de costumes chamarrés confectionnés bien loin de là, délaissant les foules de San Marco et du Rialto pour le Castello et l'Arsenal. Il était rassuré, il avait retrouvé  l'âme de sa Venise dans ces quartiers populaires, il avait humé des parfums de plats épicés, il avait côtoyé des dizaines de chats et quelques autochtones, il avait échangé quelques mots, il était profondément heureux.






Il voulait emprisonner cette lumière dans son Iphone, ramener un peu de cette splendeur vers nos terres certes un peu lacustres aussi mais tellement plus grises.


Plus tard, à la maison, il se mit à peindre, Venise l'inspirait et je me demandais comment il pourrait par la magie du pinceau rendre tant de couleurs fastueuses. Pourquoi vouloir peindre ? Certaines photos étaient déjà des tableaux... aux couleurs de Canaletto.


Je ne m'y attendais pas mais c'est une autre Venise qui sortit de ses mains, une Venise crépusculaire et moribonde, une Venise vulnérable vue à travers le prisme de sa sensibilité, je n'ose pas dire sa lucidité car je préfère rester sereine.



Là où je n'avais vu que la lumière triomphante d'un printemps au seuil de l'été, que la beauté impassible d'une ville sur pilotis, il avait été ému par la  fragilité, par l'inéluctable, par cette atmosphère de déchéance inévitable que la décrépitude de certains palais annonçait déjà. Jean n'est pas un optimiste, son premier tableau s'intitulait "Le Tombeau de l'Avenir", son premier recueil "L'Archipel des Solitudes"... Jean, si nostalgique, se mit à peindre Venise à sa façon... huile et encre de chine...

Je concède qu'il y a de quoi s'inquiéter : la planète souffre et l'un de ses joyaux est en première ligne : les troupeaux de touristes qui déferlent, vomis par le rail (nous en étions), les avions de Marco Polo ou les grands paquebots intrusifs contribuent de plus en plus à sa  dégradation. Et bien sûr le réchauffement climatique aggrave la menace.

L'époque glorieuse est loin derrière, on se contente d'en admirer les vestiges... La belle se laisse contempler mais  ne vit plus que du flot de ces cohortes cosmopolites qui photographient plus qu'elles ne regardent ; sa vraie vie, sa vie fastueuse, c'était il y a bien longtemps, lorsqu'elle régnait sur l'Orient, saturée d'épices et d'étoffes, lorsqu'elle fascinait l'Occident, sublime trait d'union...   .


Son avenir est problématique... à l'image de celui  du monde occidental... la fête est certainement finie... et c'est cette impression que laissent les tableaux de Jean, plus pessimiste que moi qui ne veux pas voir la menace du vert-de-gris derrière les dorures...



Venise, Traviata qui veut danser et éblouir encore, qui veut croire encore à l'insouciance du Carnaval,  aux fastes de la Mostra, aux talents des artistes de la Biennale, à leurs messages d'espoir ou de désenchantement,Venise qui pourtant sombre, qui reçoit de plus en plus souvent l'acqua alta, qui semble narguer le flot insistant... Venise non éternelle, peut-être...



... mais Venise si belle encore malgré les griffes du temps, malgré l'invasion des vendeurs de pacotille, malgré la vulgarité , malgré la cohue, malgré les odeurs parfois , Venise Sérénissime ou Venise d'apocalypse ?



A la fin du marché du Rialto, les goëlands se précipitent pour se gaver des rebuts abandonnés à leur voracité, pressés de happer tout ce qui peut encore leur profiter, se battant entre congénères pour avoir la meilleure provende, image d'un monde qui lutte pour sa survie... car c'est ça aussi Venise...


Allons, ne soyons pas mélancoliques ... Les fiers animaux  des vitrines nous parlent encore des fêtes vénitiennes, le carnaval approche, costumons-nous et dansons. Demain sera un autre jour ...



Arrivederci !

2 commentaires:

  1. Pasdeloup Valérie21 février 2019 à 21:53

    Que faire ? Suivre vos traces et se rendre à notre tour dans "votre Venise" ? Ou se contenter de l'admirer de loin à travers vos photographies et les tableaux de Jean-François ? Notre raison nous interroge de plus en plus sur l'avenir de la planète, pollution par les transports et par les coulées de touristes, que faire ? La Terre promise doit bien se trouver partout où l'on se pose (référence au livre de Miléna Agus Terres Promises). Merci Monique pour tes textes et les images offertes avec grâce et générosité.

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  2. Merci Valérie pour ton commentaire qui me ravit car je vois que tu comprends parfaitement ma démarche : je ne pouvais pas parler de Venise sans évoquer ce tourisme intempestif... et pourtant nous aimons être touristes, c'est bien là le problème !

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